Était-ce possible de déferler un niveau de larmes si énorme qu’on en vienne à se dessécher complètement? Ce questionnement à priori un peu ridicule était en fait plutôt à propos à l’heure actuelle, alors qu’elle n’avait pu calmer ses pleurs depuis hier soir. Pour dire vrai, elle n’avait pu fermer l’œil tant ses tourments étaient vifs. Elle allait bientôt quitter Rock of Cashel, cette grandiose demeure qui l’avait vu naître et au sein de laquelle elle avait grandi. Tant de souvenirs étaient enfouis en ces murs… À commencer par ceux la rattachant à sa précieuse génitrice, laquelle était décédée plusieurs années plus tôt, à la suite d’une mauvaise infection qu’ils n’avaient pu soigner adéquatement.
- Tu dois te ressaisir, Deirdre… Souffla-t-elle entre deux hoquets de sanglots alors qu’elle essuyait maladroitement son beau visage rougi par l’émotion.
C’est ton devoir d’épouser Sir Calum Clarke… dadaí [papa] ne reviendra pas sur sa décision…Et pourtant, si l’annonce de ses noces avait d’emblée quelque chose de réjouissant, Deirdre ne ressentait qu’un profond gouffre dans sa poitrine. Ce noble anglais à l’ascendance écossaise était veuf depuis environ 3 ans et était – disait-on – porté vers la bouteille. Pourtant, cette dernière information n’avait pas empêché Cillian de lui offrir la main de sa fille aînée. Était-il si soucieux de se débarrasser d’elle à ce point? Cette information qu’elle triturait mentalement la torturait profondément, elle qui n’avait eu que de l’affection et du respect pour son géniteur. N’avait-elle pas toujours été une fille digne de ce nom? Attentionnée, présente, maternelle même, pour sa sœur cadette adorée qui n’avait pas eu la chance de connaître sa mère biologique. Et puis, même après la mort de sa propre mère, elle avait pris soin de son père et même de Fiach, son frère aîné, qui avait pris très durement cette annonce funeste. Malgré toute sa bonne volonté et sa loyauté, on se débarrassait d’elle comme un vulgaire rebut… Inutile de préciser qu’elle se sentait profondément trahie.
Bon allez… elle s’était suffisamment apitoyée sur son sort… du moins, tentait-elle de se convaincre elle-même. Ses bagages étaient prêts, elle était vêtue de sa plus jolie tenue de voyage… La calèche l’attendait à l’extérieur et elle savait intérieurement que de prolonger sa présence à Rock of Cashel n’allait qu’attiser la colère de son paternel. Séchant ses larmes au mieux, Deirdre ouvrit la cloison de bois qui la séparait du couloir… là où des serviteurs attendaient patiemment pour transporter ses effets. À voir leur air affligé, elle comprenait que ce moment fatidique leur était également pénible. Remontant le capuchon de sa cape de voyage sur sa jolie tignasse rousse coiffée en chignon, la Lady de Rock of Cashel releva le menton, tentant de se composer un air digne très mal assumé.
Son regard azuré se posa naturellement sur cette peinture installée au mur, laquelle montrait sa génitrice dans toute sa grâce, le défunt chien de chasse favori de son père reposant à ses pieds, et Cillian se tenant derrière elle avec des traits beaucoup plus jeunes. Comme elle lui manquait… En rêve, il lui arrivait encore d’entendre son rire mélodieux et de sentir son parfum floral qu’elle aimait tant… Cette simple pensée lui fit monter les larmes aux yeux, d’ailleurs.
Se raclant la gorge, Deirdre passa près des serviteurs, puis stoppa net sa progression. Là, au milieu du couloir, se tenait Fiach, les mains dans le dos. Si son frangin avait l’habitude de démontrer un air hautain, cette fois, elle pouvait lire la tristesse dans ses yeux presque identiques aux siens. Ces épousailles n’étaient pas sa décision à lui, pour une fois… mais bien celle de son père.
- Je te jure, Deirdre… j’ai tenté de le dissuader… Fit-il d’une voix mal assumée qui trahissait son chagrin, expression peu commune pour l’aîné des Móráin.
La rouquine secoua doucement la tête. Ils savaient tous les deux qu’ils n’y pouvaient rien. Leur père était dans son droit et ce jour serait survenu à un moment ou un autre. Le frère et la sœur se remirent à marcher dans le long couloir, lentement, comme pour étirer le temps encore davantage.
- Tout ça c’est de sa faute à elle, ajouta-t-il d’un ton venimeux, parlant de Rionach comme si elle n’était qu’une vile créature.
Dadaì [papa] la préfère à nous depuis toujours! Nos vies sont chamboulées depuis que sa perfide de mère a osé lui jeter un sort pour le charmer! Et comble du malheur? Elle lui ressemble comme deux gouttes d’eau! C’est elle qui devrait quitter Rock of Cashel, pas toi!Deirdre serrait des dents. Elle était en désaccord avec son frère. Certes, Cillian avait effectivement une préférence marquée pour la benjamine de la famille, mais Rionach n’y était pour rien… Et sa belle-mère avait été une personne douce, attentionnée… Mais Fiach ne s’était jamais remis de la mort de leur génitrice et avait rejeté la faute et sa hargne sur Mòr sans aucune raison valable. En l’absence de la noble dame, Rionach en payait les frais.
- Arrête, Fiach,, fit-elle d’une voix étouffée par le chagrin.
Rionach n’a rien à voir dans tout ça, tu le sais, au fond de toi… Jamais elle n’endosserait cette décision de notre père… Elle est notre sœur…- Elle n’est PAS notre sœur! S’exclama-t-il avec véhémence, jetant son regard dur dans celui de Deirdre, laquelle il considérait comme sa seule et unique frangine.
Elle ne nous ressemble en RIEN! Elle est la progéniture de cette horrible femme et je t’assure qu’elle paiera pour ton départ!- Fiach! Laisse-la tranquille, je t’en conjure! Elle n’a rien…Il venait d’accélérer le pas pour s’éloigner de Deirdre, coupant cette dernière dans son opposition alors qu’elle descendait l’escalier principal à son tour. Fiach était comme ça… bouillant et explosif, surtout lors de périodes de grandes contrariétés. Savait-il, pourtant, qu’il était lui-même l’auteur de son propre malheur? Comme elle aurait voulu qu’il s’ouvre les yeux… avant qu’il ne soit trop tard. Les grandes portes de Rock of Cashel s’ouvrirent alors que le vent froid d’Irlande se déchaînait à l’extérieur. Une calèche l’y attendait, menée par le cocher de son père. Un homme de main de sir Ò Móráin se tenait tout près de l’embarcation, soucieux de mener la jeune femme à bon port.
Déglutissant, la lady à la chevelure de feu tentait de calmer sa respiration alors que Fiach se tenait tout près des portes, soucieux d’assister à son départ tout en l’évitant du regard. C’est alors qu’une violente protestation se fit entendre : une voix claire, déchirée, l’appelait depuis l’intérieur de la demeure grandiose. Oh les larmes… ces maudits sanglots qui roulaient à nouveau sur ses joues quand la sœur aînée âgée de 17 ans pivotait sur elle-même pour rencontrer le regard désespéré de sa cadette, la même qu’elle avait éduqué aux côtés des nourrices avec tellement de tendresse. Comme elle aurait espéré une séparation différente!
- Rionach… Souffla-t-elle entre deux hoquets de sanglots.
RIONACH!Elle s’élança dans l’ultime désir d’échanger une dernière étreinte avec sœur chérie, mais le guerrier attitré à sa protection l’en empêcha, l’agrippant au vol avec aisance pendant que son père retenait l’adolescente déchaînée.
- Lâchez-moi, je vous en prie!! Rionach!!Fiach eut une expression désolée un bref instant, avant de se composer à nouveau d’un air dur, froid et rigide. Il se détourna de sa
véritable sœur et s’élança vers la pauvre Rionach chamboulée par tant d’émotions.
- Non Fiach!! Non, elle n’y est pour rien!! Et sous ses yeux, il gifla violemment la benjamine de la famille, la projetant au sol dans le processus.
Fiach!! Laisse-la!!Les grandes portes se refermèrent sur cette scène, laissant Deirdre seule avec son propre désespoir.
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Le mariage avait été sublime. Sa robe délicate à la fine broderie florale lui ceignait comme un gant, complimentant à merveille sa silhouette élancée et cintrant sa taille fine. Pourtant, malgré ce jour qui semblait remplir de joie le cœur de sa belle-famille, Deirdre avait le cœur lourd et des nuages gris plein la tête. Oh, Sir Calum Clarke n’était pas ignoble avec elle, loin de là. Mais il n’y avait aucune chimie entre eux. Le deuil le rongeait de l’intérieur, lui qui avait perdu sa femme de son union précédente sans que cette dernière ne puisse lui fournir le moindre héritier. Il avait été éperdument amoureux de sa dame de jadis, mais la pauvre avait succombé à la noyade alors qu’elle avait fait une mauvaise chute dans la rivière, sa robe gorgée d’eau l’ayant entraînée vers le fond. Deirdre avait beaucoup de sympathie pour Sir Clarke, lequel avait beaucoup de mal à passer outre la tragédie qu’il avait vécue et s’était naturellement tournée vers la bouteille pour oublier. Il n’avait jamais été odieux avec elle, n’avait jamais trahi la sainteté de leur union et n’avait jamais posé de geste déplacé à son égard... Mais comment faire pour être heureuse lorsqu’aucun amour ne régnait entre eux? Il ne cultivait aucun doux sentiment à son égard... Elle était une potiche pouvant enfanter, tout au plus. Un animal de compagnie, peut-être? Alors elle avait retenu ses larmes et ravalé sa détresse lors de ce jour qui, à priori, aurait dû être le plus beau de sa vie. Elle allait s’y faire, pas vrai? Elle allait accepter qu’il valût mieux un mariage sans amour, mais empreint de respect qu’un mariage malheureux où la violence subsistait. Mais était-ce suffisant?
Et pour enfanter, oh, elle enfanta! Malheureusement pour elle, son corps avait rejeté prématurément plusieurs petites parcelles de vie qu’elle avait eu le bonheur de porter, mais malgré tout, elle avait mis au monde quatre enfants bien portants et débordants d’énergie : Clara, maintenant âgée de 8 ans, les jumeaux Catheryn et Cameron, âgés de 4 ans et finalement, Cyllia, âgée de 10 mois. Si les trois aînés portaient fièrement la marque du clan natal irlandais de Deirdre grâce à leur chevelure enflammée, la petite dernière, elle, démontrait des traits davantage typiques aux Clarke. Ses petits cheveux châtains tombaient en bouclettes sur son visage rond de porcelaine et étaient d’une densité surprenante pour son âge, merci à son géniteur masculin.
C’était Calum qui avait pris la décision de quitter leur petit bourg situé près de York pour déménager bien plus loin vers le nord. Lui-même sorcier chevronné, il avait entendu parler de ce refuge pour les individus similaires à eux. Mais pourquoi voulait-il quitter ce domaine familial auquel il était si attaché? Simplement parce qu’il n’arrivait pas à oublier cette ancienne femme qu’il avait tant aimée. Tout lui rappelait son passé en sa compagnie et l’empêchait – selon lui – de pouvoir s’épanouir aux côtés de Deirdre et des enfants. Alors il avait voulu changer de vie... et pour une fois, la rouquine ne pouvait absolument pas le contredire! Certes, elle ne ressentait que de l’affection pour lui et du respect... mais qui sait? Peut-être que cette aventure leur permettrait de se découvrir d’un autre œil et les mènerait vers un bonheur insoupçonné?
Enfin... c’était un peu naïf de sa part, pour dire vrai.
Parce qu’une fois installé dans leur coquette chaumière nouvellement construite à Pré-au-Lard, les choses n’avaient guère changé. Il continuait de boire. Elle continuait de se languir de beaucoup plus. La fortune familiale allait rapidement se dilapider, maintenant qu’il était coupé des siens et de ses acquis. Ils avaient dû trouver du boulot pour pouvoir subvenir aux besoins de la maisonnée. Il travaillerait avec le tenancier de l’auberge du coin, ce qui était une moyenne bonne idée, selon l’épouse. Pour sa part, après avoir discuté avec les villageois, il était venu à ses oreilles que plusieurs membres du personnel étaient recherchés auprès de la toute nouvelle école de magie qui avait vu le jour non loin de là. L’immense château de Poudlard ne pouvait pas se maintenir seul! Si à priori elle avait voulu proposer ses talents de bonniche, elle avait bien compris que les elfes de maison faisaient d’ores et déjà un travail hors pair dans le domaine. Toutefois, Deirdre se languissait de mettre la main à la pâte, comme tant d’autres! Alors, pourquoi ne pas suggérer ses talents de cuisinière? Après tout, Calum et les enfants avaient toujours louangé les repas et les pâtisseries qu’elle concoctait avec amour, et ce, même s’ils avaient des serviteurs du temps où ils vivaient dans les environs de York. Elle avait une véritable passion pour la création alimentaire et adorait semer le bonheur autour d’elle grâce à ses talents. C’était... un peu sa façon également d’égayer un brin la journée de Calum.
Heureusement pour elle, son talent fut rapidement reconnu et on l’engagea volontiers! Elle serait assistée d’autres employés comme elle et des elfes de maison. Elle débuterait sa première journée dès l’ouverture des portes du château pour accueillir les premiers apprentis. Pour une fois, elle avait l’impression que sa vie prenait un sens qui lui plaisait. Après, elle avait conclu une entente avec leur voisine pour que cette dernière s’occupe des enfants pendant la journée!
Et comble du bonheur... elle avait reçu une missive par hibou qui la chamboulait autant que de la réjouir : Rionach avait été promise à un noble anglais situé dans la région de Pré-au-Lard! Si le fait de savoir sa cadette mariée de force à un inconnu lui serrait les tripes d’angoisse, la perspective de l’avoir tout près d’elle la faisait jubiler! Franchement, est-ce que cette journée pouvait aller encore mieux?